Envoyé par Jean-Baptiste Thoret (Charlie Hebdo)
L'ascenceur social est en panne ? Prenez le bazooka social...
Tout commence en 1997, lorsque la firme Rockstar sort Grand Theft Auto, titre d'un film de Ron Howard réalisé vingt ans plus tôt, et premier volet d'une saga de jeu vidéo à succès qui fête aujourd'hui en grande pompe la parution de son quatrième opus.
Après avoir incarné un gangster noir, pantalon baggy et lunettes Ray-Ban, dans GTA III, nous voici aujourd'hui dans la peau de Niko Bellic, barbe de trois jours, mine patibulaire du type qui en a bavé et sourire rare.
Au début du jeu, Bellic débarque de sa Serbie natale, traumatisé par une guerre dont il espère faire le deuil. Au pied de la Statue de l'Hilarité, l'homme découvre l'horizon de Liberty cité, avatar sombre et délirant de New York, soit le "land of opportunity" chanté à longueur de séquences par son cousin Roman, qui, entre un appartement miteux et des combines poisseuses, continue de croire au rêve américain. C'est le sujet central de GTA IV, sa litanie, mais aussi sa violence : "Au coeur d'une ville qui ne jure que par l'argent et l'apparence, précise la jaquette du jeu, le rêve des uns peut être le cauchemar des autres".
Les dizaines de missions que vous aurez à accomplir afin de vous hisser au sommet de l'échelle de la réussite épousent toutes une pente de la plus grande amoralité qui balaie, à coups de mitraillette Uzi et d'AK-47, les obstacles les plus divers : un piéton qui entrave votre course, un gang de dealers trop gourmands, le patron d'une boîte de strip-tease, des flics véreux, des hommes d'affaires mafieux, tout se règle à la chevrotine et à la grenade. Ici, New York 2008 (dont on précise que le maire - Giuliani ? - a déclaré la guerre à la délinquance) ressemble, sinon à l'Ouest d'antan (loi du talion et conquête violente des territoires du crime), du moins au Bronx des années 70.
Au fond, GTA IV n'est rien d'autre que la version pixellisée et radicale d'un gangster movie (mais ici, pas de réaffirmation de la morale) façon le balafré (Bellic, émule européen de Tony Montana), caviardée par les valeurs du gangsta rap : machisme inouï (toutes les femmes sont des putes en puissance), application rigoureuse des principes capitalistes, mais au service du crime, exhibition systématique des signes extérieurs de fortune, attirance pour le clinquant et mauvais goût des nouveaux riches. Soit une façon de voir GTA IV : une critique tous azimuts du rêve américain, l'affirmation radicale et permanente que la fondation des empires recèle des cimetières de concurrents, en bref, le discours moyen de la plupart des blockbusters américains, et de leur subversion cool, transposée ici dans l'univers du jeu vidéo.
L'objet culturel de l'année
Avec ses 100 millions d'euros de budget, soit l'équivalent de quinze "films du milieu" français, tels que les appelle de ses voeux le Club des 13, sa campagne marketing assourdissante, son millier de collaborateurs, ses guest stars en pagaille (la voix de l'immense Karl Lagerfeld) et le buzz incessant qui agite le monde des gamers depuis des mois, Grand Theft Auto IV se présente donc comme l'objet culturel de l'année, démontrant encore une fois que le jeu vidéo, du Japon aux USA, a bel et bien détrôné le cinéma et la musique dans notre imaginaire culturo-mondial. En Grande-Bretagne, 600 000 exemplaires du jeu furent vendus dès le premier jour d'exploitation. Dans le monde, 6 millions en une semaine.
Résultat, GTA n'intéresse pas que l'univers des joueurs (pour une analyse crypto-spécialisée, se balader sur les milliers de sites Internet, qui énumèrent ses qualités, ses bugs, ses progrès techniques, etc.) mais, en tant que phénomène de société, contraint aussi les "acteurs sociaux et politiques" à entrer dans la danse des prises de position et à rejouer les sempiternels débats de la molle sociologie des médias. Opposition renforcée par la dimension interactive du jeu, puisque vous ne vous contentez pas d'assister de loin aux exactions du héros : mieux, vous l'incarnez, corps et flingues.
Aux Etats-Unis, la sortie de GTA IV en pleine campagne présidentielle a obligé Obama et Clinton à se prononcer, sous la pression des lobbys puritains pourfendeurs de "la violence au cinéma", du heavy metal et du munster (mais pas des jeux télé). Le premier, finaud, a botté en touche, laissant aux parents le soin de trancher. La seconde, afin de s'attirer la sympathie des grenouilles de bénitier, s'est déclarée choquée par le jeu. En France, l'inénarrable Nadine Morano a agité son joystick de pèlerin pour appeler à la "vigilance parentale" devant un jeu, a-t-elle précisé, "violent et amoral".
A l'époque de Taxi 12 et Astérix 7, films d'une bêtise violente et nocive pour notre morale esthétique, Nadine s'était tue. A gauche, donc, les tenants de la catharsis, à droite, les bigots de l'incitation, et tous les couples pavloviens qui suivent : banalisation/exemplarité, éducation/censure, législation/libéralisation, etc. Tant pis pour ceux qui croient encore qu'en voyant pisser un chien sur un écran de cinéma le spectateur se précipite forcément pour aller aux toilettes.